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Les éco-quartiers sont-ils le futur de la ville ? (Isabelle Foucrier)

12 février 2017 ParisTech Book
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Il y a 20 ans, on parlait de révolution. Aujourd’hui, les éco-quartiers se multiplient et semblent à bien des égards représenter une solution d’avenir pour inventer la ville durable. Mais ils font débat. Sauront-ils s’imposer hors d’Europe ?

C’est dans les villes que sont consommés 75% de l’énergie mondiale. Elles sont encore très dépendantes des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel). Ces cinquante dernières années, les villes européennes se sont étendues en moyennes de 78% alors que les populations ne grossissaient que de 33%. L’étalement urbain entraîne un allongement des distances et donc une augmentation du trafic automobile. La question se pose aujourd’hui dans les mêmes termes, mais d’une façon accélérée, dans les métropoles des pays émergents. L’idée de faire de la ville le lieu par excellence du développement durable a donc du sens. C’est dans ce contexte que sont lancés aujourd’hui des éco-quartiers, projets urbains visant à la fois des économies d’énergie et de matériaux, une meilleure gestion de l’eau, une mobilité diversifiée douce et une meilleure qualité de vie.

Si, vingt ans après le Sommet de la Terre, les clignotants sont encore plus rouges qu’alors, certains experts mettent en cause un urbanisme qui ne serait jamais sorti de l’utopie fonctionnaliste issue de la Chartes d’Athènes de 1933, séparant les fonctions de la ville (habiter, circuler, travailler, consommer). Aujourd’hui, cette séparation spatiale des fonctions urbaines crée étalement et éclatement. L’aspiration du plus grand nombre à l’habitat individuel, le desserrement des ménages, la désertification des centres au profit de la périphérie, les entrées de ville misérables, voilà quelques symptômes connus de la désorganisation urbaine. Et encore, tout est relatif ! En Europe, où les villes sont relativement denses, l’étalement urbain est limité. Mais que dire des États-Unis, dont la faible densité de population (34 habitants par km2) provoque, en matière d’urbanisme, une dévoration irréfléchie de l’espace ? Rappelons aussi que les Américains consomment en moyenne 12000 kWh par an et par personne, contre 6000 en Europe occidentale et 1000 en Inde ou en Chine.

Enfin et surtout, de quelles marges de manœuvre dispose-t-on ? Étant donné la complexité des facteurs démographiques et sociaux, peut-on arrêter de construire ? « Ce serait sans doute logique, convient Nicolas Foucrier, chef de projet chez Paris Habitat, mais ce serait omettre que l’architecture est un art de commande, qui n’est que le reflet de la société et du système économique dans lesquels il s’inscrit. Or la décroissance n’est pas à l’ordre du jour et en attendant, on a l’architecture qu’on mérite ».

 

Une nouvelle utopie urbaine

En attendant cette hypothétique rupture de notre mode de développement, l’Europe réfléchit aux éco-quartiers qui, sur le papier, relèvent tous les défis de la ville du futur… en même temps ! Car la réduction de la demande énergétique passerait aussi par un urbanisme pensé à l’échelle des quartiers. À partir d’une certaine densité, le quartier permet en effet de développer des synergies entre l’habitat, les emplois, les commerces de proximités, les offres de loisir, ce qui peut contribuer, dans une certaine mesure, à la demande de déplacements. Par ailleurs, l’éco-quartier serait une réponse salutaire au paradoxe entre l’exigence de densité et la demande d’habitat individuel, dévoreur d’espace et d’énergie. Un habitat individuel dense, le rêve !

Ainsi, depuis plus de quinze ans, on cite inlassablement ces lieux exemplaires nés en Europe du Nord : Vauban à Fribourg, Konsberg à Hanovre, Västra Hamnen à Malmö, Hammerby Sjöstad à Stockholm, et surtout, le pionnier des pionniers : BedZed en Grande-Bretagne. Créé en 2002, il est le premier îlot résidentiel à avoir développé à grande échelle le principe d’un apport neutre en carbone. Sur 6 ha, 85 logements, 2500 m2 de bureaux et une crèche, le lieu tente d’allier architecture écologique, transports doux et développement économique local. De grandes baies vitrées valorisent la lumière naturelle, des panneaux solaires thermiques chauffent les espaces de vie, l’eau de pluie est récupérée, les compteurs signalent par les lumières clignotantes l’énergie consommée aux usagers, et des jardins fleurissent sur les toits des immeubles. Et ce n’est pas tout : pour éviter la ghettoïsation, BedZed a réparti ses logements en accession, en copropriété et en logements sociaux. Incarnation du « rêve durable », BedZed a effectivement été le premier à montrer que les bases de conception de la ville étaient réversibles.

Difficile de définir l’éco-quartier autrement que sous la forme du « portrait-robot ». Chaque projet apporte en effet des réponses locales à des questions globales. Si la question du chauffage domestique est au cœur de la ville de demain, elle ne se pose pas dans les mêmes termes à Nice ou à Copenhague.

Ne le perdons pas de vue, l’objectif est entre autres de lutter contre l’étalement urbain. Ainsi l’éco-quartier s’implante idéalement sur un site déjà urbanisé, une friche industrielle par exemple. Sa mission est d’appliquer en son sein les grandes dimensions du développement durable : les volets écologique, socio-économique et participatif.

 

L’énergie, question centrale

Par « éco », l’opinion entend surtout « écologique ». Un quartier qui réduit efficacement sa facture énergétique commence par construire des bâtiments à basse consommation (matériaux, orientation, isolation, ventilation). Ensuite, il utilise les énergies renouvelables – solaire, éolien, biomasse, géothermie – pour subvenir aux (plus faibles possibles) besoins en énergie. Le quartier doit rassembler des « bâtiments à énergie positive », c’est-à-dire qui produisent plus d’énergie qu’ils n’en consomment. Les aménageurs travaillent aussi sur la gestion de l’eau, notamment en réimperméabilisant les sols pour alimenter les nappes phréatiques : Evergreen a par exemple développé des plaques de parkings en gazon qui permettent l’infiltration des sols. Au niveau mondial, les transports sont à l’origine d’environ 15% des émissions de gaz à effet de serre. L’éco-quartier pense ses flux, en développant les véhicules propres, les transports en commun avec une desserte de qualité, les transports doux comme la marche, le vélo ou le covoiturage. Mais cela passe aussi par une mixité fonctionnelle entre entreprises et logements, qui permet aux habitants de travailler à côté de chez eux et de réduire leur dépendance à l’automobile, coûteuse à tout point de vue. Écologique aussi, la gestion des déchets. On cite souvent l’exemple de Hammarby Sjöstad, à Stockholm, qui est équipé d’un réseau de collecte souterraine. Les déchets de chaque foyer sont aspirés à 70 km/h jusqu’à des points de collecte sélectifs.

Mais un éco-quartier n’est pas un alignement de bâtiments aux intitulés ultratechniques ! Derrière le mot « éco », il y a aussi l’enjeu économique, auquel tiennent particulièrement les expériences françaises. L’idée est d’en finir avec le zonage, soit les schémas urbains de ces quarante dernières années ayant conduit dans de nombreux cas aux phénomènes de ghettoïsation. L’éco-quartier veut une mixité sociale et générationnelle. Il souhaite créer des emplois, impulser des nouvelles dynamiques commerciales. Malmö, de l’avis général, est un échec cuisant en la matière et les autres projets s’efforcent depuis, à défaut de pouvoir la décréter, de faciliter la mixité sociale. La Zac de Bonne à Grenoble, sortie vainqueur du concours national « Projets Ecoquartier 2009 », mêle 900 logements familiaux, 40% d’habitat social, 200 logements étudiants, un établissement pour personnes âgées, 5000 m2 de bureaux, des commerces, un cinéma, des restaurants et une école. De quoi rêver quelques instants… Le plafonnement des prix à la vente, comme c’est le cas à l’éco-quartier des Docks de Saint-Ouen, est également une méthode efficace. Ratios de logements à loyers modérés, diversification des statuts d’occupation, fiscalité favorable à l’installation de groupes sociaux défavorisés… Tels sont les grands instruments du frein à la gentrification.

Enfin, parce que la culture de participation semble être devenue une donnée incontournable du développement durable, et que l’éco-quartier pose en soi des défis de maintenance, les projets portent systématiquement l’intention d’une gouvernance fondée sur l’intégration de la population locale dans le processus décisionnel. À Malmö par exemple, un comité d’habitants (incluant des enfants) fut associé bien en amont à la réflexion, et fut à l’origine d’une création d’emplois de long terme dédiés à la gestion des eaux pluviales et des déchets.

 

De nouveaux ghettos ?

Difficile de ne pas être séduit. Pourtant, et malgré les qualités indéniables de chacune, chaque dimension de l’éco-quartier fait émerger de sérieuses limites, à commencer par le volet le plus mis en avant, le volet écologique. Quand il parle d’éco-quartiers, l’urbaniste Thierry Paquot commence par invoquer la définition originelle du mot « écologie », telle que l’énonce Ernst Haekel en 1866 : « Est écologique ce qui traite les relations, car elles seules sont capables d’entretenir la biodiversité. Si l’éco-quartier permet des synergies en son sein, il n’entre pas en interférence avec l’extérieur et en cela, ses objectifs sont vains dès le départ ». Exemple aussi éloquent qu’extrême : Masdar, un projet de ville écologique modèle lancé par le gouvernement d’Abu Dabi en plein désert.

En alliant architecture traditionnelle et technologies, la ville se veut être LE laboratoire de pointe en matière de ville du futur. En théorie plus ambitieuse qu’un éco-quartier, Masdar repose pourtant sur une grossière aberration, note Thierry Paquot : « Ce prototype de ville, en attendant de s’ouvrir à la commercialisation, fonctionne via un partenariat entre des financements locaux et le MIT. Arrêtons-nous un instant sur le coût énergétique des allers-et-retours en avion ! » De plus, et alors même que le laboratoire attire les plus grands spécialistes de la ville durable, la performance technologique ne saurait se substituer au bons sens. C’est ce que clame depuis des années Françoise-Hélène Jourda, pionnière de l’éco-construction, qui regrette que « l’objet architectural ne soit trop souvent qu’un objet ».

À la fois détaché d’un ensemble et perméable au cours normal (i.e. nocif pour la planète) du monde, l’éco-quartier est pour certains écologiquement vain. Et d’un point de vue économique, qu’en est-il ? Un éco-quartier cherche par exemple à faire vivre les commerces de proximité. Cette ambition louable se heurte pourtant aux paysages économiques locaux. Par exemple, en Allemagne, 40% des chiffres d’affaires sont réalisés dans les quartiers, 30% en centre-ville, et 30% en périphérie. Le terrain est donc favorable. En France en revanche, ce rapport est respectivement de 10%, 20% et 70% en périphérie à cause de la localisation des grands groupes de distribution. La preuve dans le lotissement écologique des Courtils, à Hédé-Bazouges. Le boulanger, l’apiculteur ou le marché ne semblent pas répondre aux besoins des habitants, qui continuent de faire leurs courses… à Rennes.

La dimension sociale des éco-quartiers est quant à elle beaucoup plus complexe que ne le laissent entendre les aménageurs. De fait, la localisation et l’attractivité résidentielles des nouveaux quartiers peuvent susciter une pression immobilière qui exclut une partie de la population moins favorisée. Hammarby ou Bo01, incontestablement, ont sélectionné les classes moyennes et aisées. Depuis, ces « quartiers pour bobos » ne cessent d’être qualifiés de contre-exemples. Pour Antonio Da Cunha, directeur de l’Institut de géographie et de l’Observatoire de la ville et du développement urbain à Lausanne, cette critique est réductrice. La mixité sociale ne se calque pas sur la mixité résidentielle : « Les études sociologiques classiques montrent que ni l’homogénéité ni l’hétérogénéité sociale ne garantissent que les individus font « société ». Ainsi, même quand elle est programmée, la mixité sociale n’est ni aboutie, ni utile. D’ailleurs, un troisième écho se fait souvent entendre. Au département « Géographie » de l’ENS, Marion Salin a recueilli les témoignages des habitants de l’éco-quartier Vauban de la ville de Fribourg : « L’homogénéité sociale pose d’autant plus problème qu’elle est parfois présentée comme l’une des conditions de fonctionnement du quartier. En effet, il est bien plus facile de prendre certaines décisions, de faire certains choix, lorsque les façons de vivre et de voir le monde (ce que les sociologues nomment l’habitus) sont concordants. »

Comme toute innovation, l’éco-quartier subvertit aussi les usages… À moins que dans notre cas, ce ne soient les usages qui mettent en péril l’éco-quartier. Titulaire d’un doctorat sur les éco-quartiers français à l’INSA de Lyon, Vincent Renauld rappelle souvent comment les projections environnementales des concepteurs de la ZAC de Bonne à Grenoble se sont heurtées aux usages des habitants. Le sol des appartements, par exemple, exigeait un entretien sans eau ni détergent. « Il y avait là une rupture immense avec l’idée du propre héritée des Trente Glorieuses, fondée sur l’imaginaire Ajax de la tornade blanche ! » Ne pouvant réduire le ménage à un coup de balais, les habitants ont continué de faire selon l’usage, à grand renfort d’eau et de nettoyant ménager. Et le sol, qui devait durer 30 ans, va devoir être remplacé. Pour Vincent Renauld, les éco-quartiers reproduisent, au nom de la durabilité, ce que les grands ensembles des années 50/70 imaginaient au nom de la modernité : « C’est la norme technique qui façonne la norme sociale, on apprend à l’habitant à habiter. » Cette analyse pousse le chercheur à remettre totalement en question la démarche participative inhérente aux projets d’éco-quartiers : « On est dans un processus ascensionnel, pédagogique, informatif, mais certainement pas participatif. Les habitants ne sont pas consultés, ils sont formés, de manière à combler ce hiatus entre nouveauté technique et usage. »

 

Quels arbitrages ?

En plus de ces failles, les éco-quartiers masquent mal, pour les uns, les opportunités purement politiques des élus. Se racheter une virginité, capter les voix écolo… ll y a aussi de « mauvaises » raisons de lancer un projet d’éco-quartier. Loin de dénoncer des intentions systématiquement ambiguës, disons en revanche que le projet d’attirer les classes moyennes motive de nombreuses municipalités. Et quand les convictions environnementales sont réelles ? À quoi bon, disent les autres, si les majors du BTP continuent de construire du neuf ? Si l’on continue de construire en dépit de la crise écologique, c’est aussi parce que les freins aux alternatives sont solides : les architectes sont surtout formés à construire du neuf et le neuf semble plus maîtrisable que la réhabilitation en basse énergie, où les normes et les garanties font encore défaut. Pourtant, en terme écologique, et parce que la construction neuve ne représente pas grand-chose dans le parc immobilier, l’urgent serait sans doute de réhabiliter ce qui existe.

À court terme, la réhabilitation est certes plus chère, parce que plus exigeante en savoir-faire. Mais sur le long terme, son intérêt économique est réel : « Une rénovation en basse énergie nécessite 70% de temps de travail et 30% de matériel acheté, alors que pour le même travail la répartition pour une rénovation classique est de 50/50, et donc moins créatrice d’emplois. » Pour Nicolas Foucrier, qui a mené une réflexion au sujet des immeubles sociaux nouvelle génération avec le Pavillon de l’Arsenal, le terme d’éco-quartier relève presque du pléonasme : « La démarche écologique dans la construction neuve, c’est le cas courant, en fait. Il n’y a qu’à regarder la réglementation technique, encore récemment actualisée, qui nous oblige à la performance environnementale. En fait, on fait passer pour des motivations idéologiques ce qui relève de l’obligation réglementaire (plans locaux d’urbanisme, des textes de loi nationaux, lesquels sont à 75% une retranscription du droit européen). »

Mais alors, si pour les détracteurs, les éco-quartiers sont vains d’un point de vue écologique, incertains d’un point de vue économique, contreproductifs d’un point de vue de l’usage, ou même trompeurs tout court… pourquoi continue-t-on d’en planifier ?

Parce qu’ils proposent, même sous une forme d’échantillon, une alternative tangible à notre ville productiviste. Ils sont un laboratoire. Ils amorcent une conscientisation. Ils cherchent l’exemplarité. Ils lancent une nouvelle approche du péri-urbain, enjeu central de la ville durable. Mais surtout, parce qu’ils proposent d’améliorer la qualité de l’existence, et ce n’est pas rien. En s’associant, les concepts « éco » et « quartier » s’enrichissent respectivement. On l’a compris, ce néologisme permet de restaurer toute la complexité du mot « éco », totalement galvaudé par l’air du temps. De l’autre côté, le mot « quartier » est réhabilité dans ce qu’il a de plus profond : vivre ensemble, solidarité, proximité, fierté, identité, intensité, densité…

L’éco-quartier clame haut et fort les vertus du quartier, cet espace de vie qui, sans avoir tout à fait disparu, pâtit toutefois de la mobilité et de l’individualisme. Enfin, « les éco-quartiers confirment les efforts de notre vieille Europe ringardisée à construire son avenir avec une certaine assiduité », poursuit Nicolas Foucrier. Ailleurs, là où la notion de durabilité ne s’est pas encore imposée, là où l’on s’étale (Etats-Unis), où l’on s’élève (Emirats, Asie), de grosses difficultés s’annoncent : de la consommation de ressources naturelles, à la gestion des populations vieillissantes isolées dans les banlieues éloignées en passant par les coûts d’entretien des réseaux tirés sur des centaines de kilomètres, ou la maintenance d’équipements démesurés, l’avenir de ces villes ne fait pas très envie… Modèle, levier, l’éco-quartier d’Europe n’a pas forcément la bonne échelle et il n’est pas une solution généralisable. Peut-être faut-il, avec Antonio Da Cunha, conclure qu’il sonne « comme un niveau pertinent pour expérimenter collectivement la mystérieuse alchimie du passage de l’intention à l’acte. » Et ce n’est déjà pas mal.

 

 

 




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